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Nutrition

Publié le 15 jan 2021Lecture 12 min

Le sucre, nouvel ennemi public ?

Jean-Louis SCHLIENGER, Faculté de médecine, Université de Strasbourg

Le tabac, la consommation excessive d’alcool et l’alimentation sont les trois facteurs de risque majeurs des maladies non transmissibles. Les deux premiers, dont la consommation est facultative, voire inutile, font l’objet de mesures réglementaires dissuasives et sont taxés. Le troisième, indispensable, encadré seulement par des recommandations, est stigmatisé par des injonctions proférées parfois à l’emporte-pièce. Après les graisses et le sel, c’est le sucre qui est devenu le nouveau bouc émissaire des pourfendeurs de la « malbouffe ». Longtemps idéalisé en tant qu’aliment du travail, indemne de toute toxicité intrinsèque, le sucre est désormais accusé des méfaits les plus divers.

Le sucre dans le collimateur Les nutritionnistes s’inquiètent, non sans raison, de l’impact du sucre sur la régulation pondérale lorsque sa consommation est déraisonnable, voire « addictive » et sont prompts à le considérer comme une substance toxique, voire une drogue douce alors que la preuve d’une addiction au sucre n’est pas établie. Le sucre cristallise contre lui l’ire de tous ceux qui font le procès de l’alimentation industrielle et voient dans le sucre un aliment futile apportant des calories « vides », sans fibres ni micro-nutriments. La consommation croissante de sucres ajoutés est tenue pour responsable de l’explosion de la pandémie d’obésité infantile, du diabète de type 2, des maladies cardiovasculaires, du cancer et pourquoi pas, des troubles cognitifs. L’augmentation inéluctable de la part des maladies chroniques non transmissibles qui accompagne le vieillissement de la population a été à l’origine d’une véritable ostracisation du sucre(1,2). Du coup, la théorie lipidique de  l’athérome et le paradigme du « low-fat » ont été remis en question, certains n’hésitant pas à dénoncer une conspiration de l’industrie sucrière à l’instar de l’industrie du tabac ou du pétrole, afin de construire une doxa anti-graisses à son profit et au détriment des consommateurs(3). Les aliments sucrés seraient-ils pires que les aliments gras ? Les « sucres », de quoi s’agit-il ? Les sucres regroupent les mono- et les disaccharides (oses) (tableau 1). • Le glucose ou dextrose est le chef de file des oses. Directement assimilable par l’organisme, il est principalement issu de la digestion des disaccharides et des amidons. Son pouvoir sucrant étant modeste, il est utilisé par l’industrie comme agent de charge, comme conservateur antioxydant sous la forme de sirop concentré. • Le saccharose est le sucre de référence et a un pouvoir sucrant (PS) de 1. Le sucre dit de « cuisine » ou de « table » associe une molécule de glucose et une molécule de fructose. Produit à partir de la betterave ou de la canne, il est utilisé à des fins domestiques pour son PS et comme agent de charge (effet de masse). Apportant 4 kcal par gramme, dénué de tout autre nutriment, il est totalement absorbé dans le grêle et émarge au groupe des glucides « rapides » dont l’index glycémique (IG) est élevé. • Le fructose se trouve à l’état naturel dans les fruits, dans le miel, dans certaines plantes (agave, érable) et dans nombre de produits industriels dont les sodas. Le fructose se distingue du sucre par un PS plus élevé, un IG plus faible lié à son métabolisme insulino-indépendant et un coût moindre. Son apport en excès expose à des manifestations d’intolérance digestive, induit une hypertriglycéridémie et favorise, surtout en cas d’insulinorésistance, la stéatose hépatique non alcoolique. L’apport conseillé se situe autour de 20 g/jour et le seuil d’effets métaboliques indésirables est tacitement fixé à 50 g/jour. Les sucres dits « industriels » sont issus soit d’une hydrolyse des amidons, soit d’une transformation du glucose. Leurs propriétés organoleptiques, texturantes, conservatrices font qu’ils sont largement utilisés dans l’industrie agro-alimentaire. On distingue : – le dextrose (d-glucose), obtenu par hydrolyse de l’amidon qui se présente sous une forme sèche ; – le sirop de glucose (lycassin) obtenu par hydrolyse de l’amidon en glucose, dont le PS est compris entre 0,27 et 0,55 ; – l’iso-glucose ou sirop de glucose-fructose ou sirop de maïs, à haute teneur en fructose ou High fructose corn syrup (HFCS) à 45 % ou 55 % de teneur en fructose, est obtenu par une hydrolyse de l’amidon de maïs et une isomérisation enzymatique du glucose en fructose pour augmenter le PS. Il est très utilisé aux États-Unis pour édulcorer les sodas mais aussi en pâtisserie industrielle où il facilite le brunissement et préserve le moelleux des produits ; – le maltose, extrait à partir de l’amidon de maïs, il est constitué de 2 molécules de glucose mais a un PS inférieur à celui du saccharose ; – le sucre inverti est un mélange équimolaire de fructose et de glucose. Il évite la dessiccation, favorise la texture moelleuse et accroît le PS ; – les dextrines sont des oligosides de glucose obtenus par chauffage ou hydrolyse de l’amidon qui se présentent sous forme de poudre ou de substance gommeuse utilisée comme stabilisant. Les maltodextrines sont utilisées comme épaississant des produits lactés. Celles qui ont une forte teneur en glucose sont classées dans la catégorie des sirops de glucose. La dextrine la plus courte est l’isomaltose ; – les polyols, sucres-alcools, ont en commun un bon PS, un IG bas faible, une moindre charge calorique et un faible pouvoir cariogène. La classification proposée par le Codex alimentarius est différente (tableau 2). Le terme « sucres ajoutés » désigne l’ensemble des sucres ajoutés aux aliments et boissons par le fabricant, par le cuisinier ou le consommateur. Il est souvent difficile de distinguer la quantité de sucres ajoutés de celle des sucres naturellement présents dans un aliment manufacturé puisque l’étiquetage les regroupe dans la rubrique « glucides dont sucres ». Les sodas, dont la consommation est variable à l’échelle de la planète, sont d’importants vecteurs de sucres ajoutés (figure). Figure. Consommation de boissons sucrées/jour à l’échelle de la planète par unités de 25 cl. La France apparaît encore préservée. Sucre et santé L’épidémiologie a révélé l’indiscutable emprise de l’alimentation sur la santé tout en étant incapable d’établir des liens de causalité. De ce fait, la nutrition reste un domaine foisonnant de questions sans réponses validées. Après la théorie lipidique qui a conduit à la mise à l’index des graisses saturées — en passe d’être partiellement réhabilitées —, c’est la théorie du sucre « toxique » et plus précisément des sucres ajoutés qui fait florès. Le débat autour de sa place dans l’alimentation et de ses conséquences sanitaires illustre la complexité du conseil nutritionnel. Les données factuelles issues d’études minées par les conflits d’intérêt et les biais méthodologiques sont contradictoires. À défaut d’études prospectives contrôlées, nécessité est faite de recourir aux revues systématiques et aux métaanalyses pour tenter de discerner la vérité dans la nébuleuse des propos des bataillons « pro » et « anti » qui s’affrontent sur le front du sucre, la pertinence du goût sucré et la manière d’infléchir sa consommation. Sucre et obésité Cette relation est tenue pour être l’une des causes majeures de l’envolée de l’obésité infantile. L’excès de prise de poids est proportionnel à la consommation de boissons sucrées, mais la responsabilité directe du sucre est difficile à établir puisque la consommation de soda est associée à d’autres comportements propices à la prise de poids : grignotage, consommation de produits à forte densité énergétique, sédentarité et temps passé devant un écran. Une étude systématique réalisée sous l’égide de l’OMS a conclu que la consommation de boissons sucrées est un déterminant du poids, et que l’augmentation de la masse grasse est la conséquence de l’excès d’apport énergétique(4). En réalité, l’exercice d’imputabilité est difficile, comme l’a montré une revue systématique portant sur 30 études aux résultats assez disparates(5). Une autre revue systématique a conclu à l’absence de lien significatif entre la consommation de boissons sucrées et l’obésité après ajustement sur l’apport calorique et l’activité physique. Ce n’est donc pas le goût sucré ou l’appétence pour le sucre qui fait grossir, mais le surplus d’apport calorique associé au mode de vie sédentaire plus fréquent chez les consommateurs de boissons sucrées(6). En définitive, la prise de poids observée chez les consommateurs de sucre ajouté semble imputable à l’excès d’apport calorique et non aux propriétés intrinsèques des sucres. Sucre et diabète Une métaanalyse a conclu à un sur-risque de diabète (RR = 1,20 [IC95% : 1,04-1,38]) lorsque la charge glycémique de l’alimentation est élevée(7). La consommation de plus de deux boissons sucrées ou de jus de fruit/jour serait un facteur de risque de diabète, alors que la consommation de fruits entiers semble protectrice. Le remplacement d’une portion de boisson sucrée ou de jus de fruit par de l’eau est suivie d’une diminution de 7 % du risque de diabète. Les métaanalyses les plus récentes ne permettent pas de conforter le caractère délétère direct des sucres ajoutés quant au risque de diabète, qu’il s’agisse de fructose ou de saccharose(8). En l’état, il est difficile d’affirmer que les sucres ajoutés ou qu’une alimentation à IG élevé ou à forte charge glycémique sont, par eux-mêmes, des facteurs de risque de diabète. Il est vraisemblable que leurs effets délétères sur le métabolisme glucosé sont en lien avec la prise de poids qu’ils génèrent. Sucre et maladies cardiovasculaires Une alimentation contenant plus de 20 % de la ration énergétique sous forme de glucides simples peut être hypertriglycéridémiante mais les sucres ajoutés ne semblent pas avoir d’effet sur les lipoprotéines. Une relation entre la consommation importante de boissons sucrées et le risque d’hypertension artérielle, d’AVC et d’affections coronariennes a été rapportée mais une métaanalyse n’a pas confirmé la relation entre la consommation de sucre et l’HTA(9). L’American Heart Association a recommandé de ne pas consommer plus de 150 kcal/jour de sucres ajoutés chez les hommes et 100 kcal/jour chez les femmes, mais la consommation de sucres ajoutés n’est pas un facteur de risque cardiovasculaire indépendant. Stéatose hépatique Une relation causale entre la prévalence de la stéatohépatite non alcoolique (désignée populairement comme la « maladie du soda ») et la consommation de fructose a été suggérée à la suite d’expérimentations animales et d’études observationnelles. La revue systématique de 21 études d’intervention aboutit à des conclusions plus nuancées et à l’absence de certitude quant à une relation causale entre la consommation de fructose, sous quelque forme que ce soit, et la stéatose hépatique. Chez les sujets en bonne santé, le fructose ne semble pas être un facteur causal de stéatose, qui est plutôt la conséquence d’un excès d’apport énergétique global chez des sujets insulinorésistants(10). Mortalité toutes causes et consommation de sucre Dans une métaanalyse, il ne semble y avoir ni augmentation de la mortalité chez les forts consommateurs de sucre ni relation simple entre la consommation de sucre et la mortalité. Toutefois, les études effectuées aux États-Unis mettent en évidence une augmentation de près de 7 % de la mortalité chez les sujets consommant plus de 250 ml/jour de boissons sucrées(11). Le goût sucré, au cœur du litige Le goût sucré est inné — puisque les bourgeons gustatifs dédiés se développent à partir du 3e trimestre de la grossesse — puis modulé par les expériences de vie et l’environnement socioculturel. Il est presque toujours perçu avec plaisir. Toutefois, il peut devenir désagréable lors du phénomène de rassasiement par un mécanisme d’alliesthésie alimentaire. D’un point de vue physiologique, le goût sucré a un rôle anticipatoire en déclenchant des réflexes neuro-humoraux qui préparent l’organisme à mieux recevoir et gérer les nutriments. L’attirance pour le goût sucré a été l’un des moteurs de la quête alimentaire de l’humanité. Ce trait auquel l’espèce humaine doit sa survie persiste, bien que la disponibilité énergétique soit devenue pléthorique(12). Aujourd’hui, le goût sucré est dénoncé comme un des travers majeurs de l’alimentation moderne et comme un marqueur de la civilisation d’abondance et de l’acculturation gustative sous le joug d’une industrie génératrice de boissons et d’aliments ultra-transformés toujours plus sucrés. Existe-t-il une dépendance au sucre ? Nombreux sont ceux qui considèrent que le sucre est un agent addictif capable d’induire des modifications neurobiologiques comparables à celles des drogues. Les sucres ajoutés aux aliments détermineraient une dépendance pour le grand bénéfice des fabricants. Cette hypothèse, formulée par extrapolation de données expérimentales chez l’animal où la dépendance n’apparaît que dans un contexte d’accès intermittent au sucre, n’a pas été confirmée chez l’homme, chez lequel il n’existe pas de données permettant d’accréditer le concept d’addiction alimentaire. Certes, le sucre comme d’autres aliments est à même de libérer la dopamine, principal neuromédiateur impliqué dans le fonctionnement du circuit de la récompense, des opioïdes et des cannabinoïdes endogènes. La dérégulation du système pourrait induire une consommation compulsive associée à l’incapacité de limiter les prises et à l’émergence d’un état de manque en cas d’arrêt de la consommation. En l’état de la littérature, le concept d’addiction ou de dépendance au sucre n’est pas formellement validé, ne serait-ce que parce que la consommation du sucre en tant que tel est exceptionnelle. Le processus est plus proche de l’envie irrépressible que de la dépendance, puisqu’il n’existe pas de manifestations de sevrage(13). La taxe est-elle une solution recevable pour limiter la consommation des sucres ajoutés ? L’excès de consommation des sucres ajoutés, souvent associé à un style alimentaire hyper- énergétique et déstructuré s’apparentant à la junk food chez les plus jeunes et à une alimentation de type « western » dont les méfaits sont encore accentués par la sédentarité de la « génération écran », mérite certainement d’être combattu. D’un point de vue strictement nutritionnel, les sucres ajoutés n’ont guère d’intérêt. Il reste que le sucre est un facteur majeur de plaisir alimentaire qu’il ne serait pas raisonnable d’occulter. Les sucres ajoutés aux boissons et aux aliments ultra-transformés ne sont pas les seuls coupables dans un paysage alimentaire où cohabitent haute densité énergétique, densité nutritionnelle insuffisante et déstructuration des repas. Les interdire dans un contexte de surabondance alimentaire, de liberté d’entreprendre et d’économie de marché est impensable. Aussi plusieurs états, dont le nôtre, ont décidé de taxer certains aliments sucrés à l’instar de ce qui a été fait pour d’autres produits nocifs comme le tabac et les boissons alcoolisées. Présentée par les autorités comme une mesure destinée à lutter contre l’obésité infantile, la taxe sur les boissons sucrées prête le flanc à bien des critiques. Elle est inégalitaire et stigmatisante pour les consommateurs dont les revenus sont les plus bas. Il est opportun de rappeler que l’incidence de l’obésité infantile est 2 à 3 fois plus élevée lorsque les parents ont un niveau d’étude primaire ou appartiennent à une classe sociale défavorisée. Chez ces enfants, la consommation de boissons sucrées est 2 fois plus importante(14). Ces déterminants socio-économiques bien identifiés sont à prendre en compte pour bâtir une stratégie de prévention spécifique fondée sur l’information et l’éducation, dépassant la vision simpliste d’une pénalisation financière. Au-delà de la réduction des sucres ajoutés — où les industriels ont un rôle majeur à jouer tout autant que les familles —, c’est le mode de vie général qui est à reformater en fonction du contexte sociologique et environnemental en dépassant les intérêts partisans des lobbies, pour qui le sucre a l’avantage d’être bon marché, appétant et de faire vendre. Le retour aux aliments « vrais », qui n’empêche pas le plaisir alimentaire, est devenu un nouvel et important objectif de santé publique. Conclusion La consommation excessive de sucre et de sucres ajoutés est à combattre, tout comme le style alimentaire dont elle est l’un des traits. Pour autant, il n’y a pas lieu de diaboliser le sucre comme cela se fait actuellement outre-Atlantique, mais il faut aider les consommateurs à faire des choix alimentaires compatibles avec les objectifs de prévention des maladies chroniques, tout en maintenant le plaisir de manger. C’est là toute la responsabilité des mangeurs autonomes, des familles, des autorités de santé et des industriels de l’agro-alimentaire. Publié dans Diabétologie Pratique

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